Invité par HANGAR 7826 à exposer dans ses lieux, Carl Trahan y propose une sélection d’œuvres inédites et de pièces récentes. Il a à son tour invité Surabhi Ghosh, Louis Fortier et Barbara Claus à présenter des œuvres choisies qui établissent des correspondances avec ses préoccupations formelles et conceptuelles.

Dans ce quadrilogue visuel portant notamment sur le temps et ses mouvements circulaires, sur la forme et l’informe, sur le double et le dédoublement, la figure mythologique de Janus apparaît — et réapparaît — tel un témoin dont les regards sont tournés vers l’intérieur. /

Invited by HANGAR 7826 to exhibit in its premises, Carl Trahan presents a selection of new and recent works. He in turn invited Surabhi Ghosh, Louis Fortier and Barbara Claus to present selected pieces which establish correspondences with his formal and conceptual interests. 

In this visual quadralogue that relates to time and its circular movements, to form and formlessness, to the double and the divided, the mythological figure of Janus appears — and reappears — like a witness whose gaze is turned towards the inside.

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« Marche arrière vers le chaos, retour à la confusion primordiale, au maelström originel ! Élançons-nous vers le tourbillon antérieur à l’apparition des formes et à l’individuation ! Que nos sens palpitent de cet effort, de cette démence, de cette flambée, de ces gouffres ! Que disparaissent en nous les lois du monde, afin que, dans cette confusion et ce déséquilibre, nous accédions pleinement au vertige total ! En-deçà des lois et des êtres, nous pourrons remonter du cosmos au chaos, de la forme au tourbillon. La désintégration suit un processus contraire à l’évolution : une apocalypse renversée, mais jaillissant des mêmes aspirations. Car nul ne désire le retour au chaos qui n’ait pleinement subi les vertiges de l’apocalypse.

Que ma terreur et ma joie sont grandes à la pensée d’être happé par le tumulte du chaos initial, par sa confusion et sa paradoxale géométrie — l’unique géométrie chaotique, sans excellence de forme ni de sens.

Le vertige, cependant, aspire à la forme, de même que le chaos recèle des virtualités cosmiques. J’aimerais vivre au commencement du monde, dans le vortex démoniaque des turbulences primordiales. Que rien de ce qui, en moi, est velléité de forme ne se réalise; que tout vibre d’un frémissement primitif, tel un éveil du néant. 

Je ne peux vivre qu’au commencement ou à la fin du monde.»

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934. /

« Let us return to original chaos! Let us imagine the primordial din, the original vortex! Let us throw ourselves into the whirlwind which has preceded the creation of form. Let our being tremble with effort and madness in the fiery abyss! Let everything be wiped out so that, surrounded by confusion and disequilibrium, we participate fully in the general delirium, retracing our way back from cosmos to chaos, from form to swirling gyres. The dis-integration of the world is creation in reverse: an apocalypse up-side down but sprung from similar impulses. Nobody desires to return to chaos without having first experienced an apocalyptic vertigo. 

How great my terror and my joy at the thought of being dragged into the vortex of initial chaos, that pandemonium of paradoxical symmetry — the unique geometry of chaos, devoid of sense or form! 

How great my terror and my joy at the thought of being dragged into the vortex of initial chaos, that pandemonium of paradoxical symmetry — the unique geometry of chaos, devoid of sense or form! 

In every whirlwind hides a potential for form, just as in chaos there is a potential cosmos. Let me possess an infinite number of unrealized, potential forms! Let everything vibrate in me with the universal anxiety of the beginning, just awakening from nothingness! 

I can only live at the beginning or the end of this world. » 

— Emil Cioran, On the Heights of Despair, 1934

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Garlanding & Guise

Surabhi Ghosh
Vinyle d’ameublement, 2017-2024

Selon Ghosh, l’accumulation des bandes de vinyle découpé forme des corps — ou des parties de corps — et évoque des gestes qui leur sont propres tels pendre, s’affaisser, embrasser. À l’aide de ces pièces, l’artiste réfléchie à l’exploitation des corps genrés par les politiques nationalistes de l’Inde, des États-Unis d’Amérique et du Québec, par exemple. 

Garlanging & Guise rappèle aussi à l’artiste l’acte performatif et rituel de déposer des guirlandes au coup d’une personne ou de la représentation d’une divinité. Ce geste en est un de respect, d’humilité et de dévotion qui sert également à démarquer un site comme étant temporairement sacré. Il témoigne au récepteur ou à la réceptrice de cet acte l’approbation et le support de la personne qui dépose la guirlande. 

Dans Un éveil du néant, cette pièce ouvre l’exposition et amorce une conversation formelle et conceptuelle sur le dédoublement, la dualité, la temporalité et le sacré.

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Janus noir

Louis Fortier
Cire, 2024

Janus — qui aurait possiblement comme origine le dieu étrusque Culśanś — est le dieu romain de la transition : des choix, des fins, des commencements, des entrées, des sorties et des passages, notamment celui du temps. Janvier est nommé en son honneur, puisque ce mois marque le passage dans une nouvelle année.

Fortier propose une représentation de Janus qui s’inscrit dans la tradition. Il le dote de deux visages opposés qui permettent à la déité de voir à la fois devant et derrière; dans le passé et dans le futur; mais aussi à l’intérieur et à l’extérieur. Par contre, l’artiste pétrit les chairs divines et confère au double visage un aspect à la fois inquiétant et grotesque qui nous laisse perplexe quand à l’issue de la transition à laquelle son Janus présiderait.

Pour Louis Fortier, Janus incarne aussi le fugitif, les états transitoires, le précaire et l’errance à l’œuvre dans sa pratique. De plus, le dieu bifrons cristallise d’une certaine façon le principe de répétition qui est à l’œuvre dans son travail, de même que la notion de double, centrale pour l’artiste.

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Traversing a Plane. After Bragdon

Carl Trahan
Acrylique sur merisier russe, 2021

Claude Bragdon est un architecte, écrivain et scénographe étatsunien né en 1866, dans un monde en pleine transition et aux prises à diverses crises. Également théosophe, il s’intéresse à la philosophie ésotérique et aux phénomènes occultes, à l’instar de plusieurs artistes de cette époque qui cherchent à accéder à une réalité supérieure — une recherche qui, pour beaucoup d’entres elles et eux, aboutira au développement de l’art abstrait. 

Après s’être initié aux théories de la quatrième dimension, Bragdon consacre neuf années à écrire sur le sujet, se penchant sur ses implications philosophiques, voire mystiques. Deux de ses livres — Man the Square (1912) et A Primer of Higher Space (The Fourth Dimension) (1913) — contiennent des illustrations dont certaines présentent la rencontre entre un monde bidimensionnel et un monde tridimensionnel. Ces exemples aident à concevoir les différences entre notre monde en trois dimensions et celui de la quatrième dimension.

Une de ces images montre des formes bidimensionnelles produites par un cube (une forme tridimensionnelle) qui traverserait un plan (bidimensionnel) à partir d’une de ses huit pointes. 

Selon Bragdon, «l’art doit être une clef qui s’accorde à cette nouvelle serrure [quadridimensionnelle] du monde moderne […] La conscience progresse vers la conquête d’un nouvel espace […] la géométrie est le champ dans lequel nous avons établis notre position particulière. Nous devons, par conséquent, planter notre bêche métaphysique dans le sol de la géométrie des quatre dimensions».

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Gyre I

Carl Trahan
Acrylique, pastel, fusain, 2019

Le travail du poète et dramaturge irlandais William Butler Yeats a été influencé par la spiritualité, le mysticisme et l’occultisme de l’époque. Ces intérêts ont culminé dans l’élaboration d’un système de pensée complexe qu’il a expliqué dans son ouvrage A Vision, débuté en 1917 après la découverte des dons d’écriture automatique et médiumnique de son épouse Georgie Hyde-Lees, et publié dans une première version en 1925. 

Par cet ouvrage aux références mythiques, ésotériques et religieuses, il cherche à concevoir un ensemble cohérent des idées et des croyances de tous les temps, entreprise qui, selon lui, n’avait pas été tentée depuis le Moyen Âge. Il y explique la vie dans une perspective cyclique par le mouvement de la roue lunaire et de spirales. Le gyre (vortex, tourbillon) a une place prépondérante dans les représentions et illustrations de sa pensée; il s’agit pour lui d’une forme universelle qui symbolise le mouvement de l’énergie entre deux pôles. Dans sa forme simple, le gyre commence à sa base et sa force augmente tandis qu’il monte, en s’élargissant, vers le haut. 

Dans sa vision cyclique, Yeats conçoit qu’au moment où le gyre atteint sa révolution la plus large, le monde entre dans un état de chaos avant de s’effondrer pour laisser la place à une nouvelle ère, qui passera inévitablement, elle aussi, de l’ordre au chaos. Par exemple, la naissance du Christ marque la fin de l’antiquité, et comme selon lui les cycles durent 2 000 ans, le chaos de la modernité annoncerait l’éventuelle venu d’un nouvel ordre.

Cette conception du mythe de transition et la conviction que son époque en était une de décadence, d’anarchie spirituelle et de violence auto-destructive insoutenables lui faisait présager l’eschaton de la modernité.

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In Depths Unfathomed
Texte tiré de Nāsadīya Sūkta [Hymne de non-éternité, origine de l’univers]

Carl Trahan
Graphite sur papier, 2024

Nāsadīya Sūkta est le 129e hymne du 10e mandala du Rig-Véda, une collection d’hymnes sacrés de l’Inde antique, probablement écrit entre 1500 et 1000 AEC. 

Cet hymne a suscité de nombreux commentaires autant dans la philosophie hindoue que dans la philologie occidentale. Selon certain·e·s historien·ne·s, il s’agirait d’un des premiers exemples de pensée agnostique. L’astronome Carl Sagan, par exemple, inscrit ce texte dans la «tradition indienne de questionnement sceptique et d’une humilité inconsciente devant les grands mystères cosmiques.» 

Notons que l’hindouisme est une des seules religions à considérer que l’univers passe par un nombre infini de naissances et morts, de créations et de destructions.

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Cube noir (d’après Lucio Fontana)

Carl Trahan
Styromousse, plasticine, verre laqué, 2023-2024

Cette pièce cite une céramique réalisée en 1949 par Lucio Fontana : Ceramica spaziale. Le Centre Pompidou à Paris, où elle se trouve, affirme qu’elle «évoque une matière primitive compacte mais encore animée des soubresauts du vivant. En figeant ses traces de malaxage ou de modelage, l’artiste rend visible la matière brute encore chaotique d’une énergie en bouillonnement, comme de la lave, bien que contenue dans la forme rationnelle du cube».

Carl Trahan interprète l’œuvre de Fontana en utilisant de la plasticine; une matière prisée des enfants avec laquelle ils et elles explorent le monde matériel en tentant de lui informer un sens, sens qui — vues les qualités de cette matière — est teinté de scatologie.

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Janus

Carl Trahan
Styromousse, argile époxy, peinture acrylique, fil de fer, 2024

Janus — dieu romain des transitions, des fins et des commencements et du passage du temps — est ici représenté non pas avec ses deux visages juxtaposés et opposés sur une même tête, comme dans la tradition antique. Bien que cette représentation de la déité possède deux visages dont l’un regarde dans le passé et l’autre vers le futur, ils sont plutôt reliés à deux têtes distinctes qui sont jointes par leur cou.

Les deux finis qu’on remarque sur chacune de ces têtes, soit légèrement lustré et mat, nous font nous demander si le futur serait l’ombre du passé. Nous notons également les yeux des visages de Janus et nous nous demandons si le dieu ne serait pas devenu aveugle…

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Pismis 24-1

Carl Trahan
Photo — prise par Hubble pour la NASA — appropriée et modifiée, impression au jet d’encre, 2023

«Situé dans la nébuleuse NGC 6357, l’amas ouvert Pismis 24 renferme plusieurs étoiles massives, dont Pismis 24-1. La luminosité de cette dernière atteint 776 000 fois celle du Soleil. On pensait que cette étoile était la plus massive découverte, approchant les 300 masses solaires, mais récemment on a montré qu’il s’agissait d’un système stellaire renfermant au moins trois étoiles. La masse des composantes du système est cependant de l’ordre de 100 masses solaires, faisant de celles-ci les étoiles les plus massives connues.»

« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »

— Blaise Pascal, Pensées, 1669

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Le Temps / De la Série Levinas

Carl Trahan
Un de cinq textes tirés De l’existence à l’existant, Emmanuel Levinas, 1947, débossage et impression au jet d’encre sur papier, 2023

Le temps est une
image mobile de
l’éternité immobile.

«Il est vrai que l’éternité, sur laquelle le temps ne mord pas, se place encore au-dessus de la pérennité. Mais cette supériorité de l’éternité tient précisément au fait que le temps n’y mord pas. La puissance de l’éternité se définit par sa résistance à la destruction du temps. Mais, prémunie contre la destruction temporelle, l’éternité n’est pas sans ressemblance avec le temps en tant que trame de ce qui dure, de ce qui est durable. À l’instant où l’existence à la fois naît et meurt, succède l’instant où elle naît.»

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Urne pour un noir de mars 

Barbara Claus
Verre soufflé, pigment

Après avoir longtemps collectionné et utilisé des pigments en poudre, Barbara Claus a cherché une façon de les préserver. Avec l’artiste verrier Dylan Duchet, elle a élaboré des formes informes dans lesquelles ont été scellés ces pigments. 

Pour Claus, ces urnes sont liées à sa passion pour les couleurs et les nombreux noirs. Elles constituent également un hommage à la peinture et au dessin, mais aussi au processus de création. 

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Vues de l’exposition

Photos : Michael Patten.
Sauf 1: Carl Trahan; 4, 12, 13 : Jean-Michael Seminaro; 5, 6, 9, 10, 11 : Paul Litherland; 14 : inconnu