„Aber das Wesen unserer Epoche ist Vieldeutigkeit und Unbestimmtheit. Sie kann nur auf Gleitendem ausruhen und ist sich bewußt, daß es Gleitendes ist, wo andere Generationen an das Feste glaubten.“
– Hugo von Hofmannsthal, Der Dichter und diese Zeit (1905) /
« La nature de notre époque est la multiplicité et l’irrésolution. Elle ne peut s’appuyer que sur das Gleitende (le glissant) et elle a conscience que ce que les générations antérieures croyaient fixe n’était en fait que das Gleitende. »
– Hugo von Hofmannsthal, Le poète et cette époque (1905) /
« The nature of our epoch is multiplicity and indeterminacy. It can rest only on das Gleitende (the slipping, the sliding). What previous generations believed to be fixed is in fact das Gleitende. »
– Hugo von Hofmannsthal, The Poet and This Age (1905)
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Ce nouveau corpus agit à titre d’introduction à une série d’expositions individuelles. Le deuxième volet sera présenté à la Galerie Nicolas Robert en septembre 2018, le troisième et dernier sera présenté dans la grande salle du Musée d’art contemporain des Laurentides à Saint-Jérôme, en février 2019. Das Gleitende – I prend la source de sa réflexion dans l’œuvre Faust de J. W. von Goethe, et plus spécifiquement à partir de l’analyse qu’en fait Marshall Berman dans son livre All That is Solid Melts Into Air — The Experience of Modernity.
Dans la cinquantaine, le docteur Faust est un homme respecté dont le désir de connaissance est grand et admirable, mais qui se rend un jour compte de son insatisfaction à poursuivre cette quête. Malgré ses connaissances dans de nombreux domaines, il lui semble n’avoir rien acquis ni produit d’utile et de valable. Méphistophélès, une des incarnations du Diable, se présente à lui, tel un alter ego, et lui propose un pacte : en échange de son âme, il lui rendra sa jeunesse et exécutera tous ses désirs. Faust accepte, et ce même s’il sait son âme insatiable.
Selon Berman, le Faust de Goethe représente la première tragédie du développement et porte un commentaire sur la modernisation. L’œuvre parle d’un développement constant, de soi et de la société, dont la destruction et l’autodestruction sont parties intégrantes : qui ne se soumet pas au développement constant devient obsolète et périt ; il faut constamment être en mouvement pour survivre dans le temps ; ce qui a été créé doit être détruit pour faire place à une nouvelle création.
La seule façon pour l’individu moderne d’évoluer est de transformer radicalement le monde physique, social, économique et moral dans lequel il vit. Le Faust de Goethe marque l’apparition de la notion d’individu conjointement à l’émergence de la modernité. Les images et formes mises de l’avant dans Das Gleitende – I amorcent un nouveau corpus de travail en lien à la modernisation qui annonce la fragmentation et la déchirure, deux thèmes importants du romantisme allemand.
Les œuvres qui composent Das Gleitende – 1 reprennent librement le parcours du récit de Faust.
Goethe sees the modernization of the material world as a sublime spiritual achievement.
– Marshall Berman p. 66
We have here an emerging economy of self-development that can transform even the most shattering human loss into a source of psychic gain and growth. For Mephistopheles, the most valuable commodity is speed. The crucial thing is to keep moving.
– p. 49, Ibid
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Im Anfang war…
(Au commencement était… / In The Beginning Was…)
Graphite sur papier, 2017
Au commencement était la Parole / In the beginning was the Word
Au Commencement était le Sens / In the beginning was the Meaning
Au commencement était la Force / In the beginning was the Power
Au commencement était l’Action / In the beginning was the Deed
Faust cherche une réponse à son malaise existentiel dans la lecture de l’Évangile selon saint Jean. Dès les premiers mots, il tente de traduire plus justement le mot λόγος (logos) du texte original non pas par Verbe (ou Parole), mais tout d’abord par Sens. Ensuite, se ravisant, il traduit par Force, et enfin par Action. /
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Ich bin der Geist der stets verneint
( Je suis l’Esprit, qui toujours nie / I Am The Spirit, Ever, That Denies )
Dessin mural au fusain, 2017, dimension variable, ici : 51 x 48 cm
Méphistophélès apparaît à Faust tout d’abord sous la forme d’un chien noir qui tournoie en s’approchant de lui. Faust le recueille dans son cabinet d’étude et, alors qu’il médite sur les premiers mots de l’Évangile, Méphisto reprend sa forme habituelle. Il se présente dans ces termes, en expliquant son lien à la création et à la destruction. Méphisto est non seulement la part sombre de la création, mais de la divinité même. «Accepte la destruction comme une part de la divine création et tu pourras renier la culpabilité et agir librement».
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Ich bin der Geist, der stets verneint!
Und das mit Recht; denn alles, was entsteht,
Ist wert, daß es zugrunde geht;
Drum besser wär’s, daß nichts entstünde.
So ist denn alles, was ihr Sünde,
Zerstörung, kurz, das Böse nennt,
Mein eigentliches Element. /
Je suis l’Esprit qui toujours nie,
À bon droit, car enfin, ce qui va se créant
Ne mérite à coup sûr que d’aller au néant.
Vaudrait-il pas mieux ne rien faire,
Qu’il n’y eu point de création ?
Ce que vous appelez péché, destruction,
En bref le Mal, voilà tout juste mon affaire. /
I am the spirit, ever, that denies!
And rightly so: since everything created,
In turn deserves to be annihilated:
Better if nothing came to be.
So all that you call Sin, you see,
Destruction, in short, what you’ve meant
By Evil is my true element.
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Teufel / Zweifel
(Diable / Doute / Devil / Doubt)
Graphite sur aluminium peint en noir, 2017
Lors de son voyage dans le temps et l’espace, Faust rencontre, entre autres personnages, un individu doutant de tout qui lui fait remarquer le lien entre diable et doute, en allemand.
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Skeptiker:
Sie gehen den Flämmchen auf der Spur
Und glauben sich nah dem Schatze.
Auf Teufel reimt der Zweifel nur;
Da bin ich recht am Platze. /
Sceptique :
Chassant toute flamme qui tremble
Chacun près d’un trésor se croit,
Mais diable et doute, en allemand, riment ensemble,
C’est moi qui suit au bon endroit. /
Sceptic:
They follow by the flame, and think
They near the treasure come;
In German “devil” rhymes with “doubt”,
Here I am quite at home
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…am Ende auch ich zerscheitern
(…à la fin, me briser de même / …At Last I Too, Am Shattered)
Émail acrylique, fusain et pastel sur papier, 152,5 x 264 cm, 2017
Las de sa vie intellectuelle et souhaitant une connexion vitale avec le monde, Faust confie à Méphistophélès que son plus grand désir est d’être dans l’action constante, d’englober toutes les expériences humaines, les plus nobles et les plus basses, afin de vivre pleinement, de se gonfler et se briser comme l’humanité le fait.
*
Du hörest ja, von Freud’ ist nicht die Rede.
Dem Taumel weih ich mich, dem schmerzlichsten Genuß,
Verliebtem Haß, erquickendem Verdruß.
Mein Busen, der vom Wissensdrang geheilt ist,
Soll keinen Schmerzen künftig sich verschließen,
Und was der ganzen Menschheit zugeteilt ist,
Will ich in meinem innern Selbst genießen,
Mit meinem Geist das Höchst’ und Tiefste greifen,
Ihr Wohl und Weh auf meinen Busen häufen,
Und so mein eigen Selbst zu ihrem Selbst erweitern,
Und, wie sie selbst, am End auch ich zerscheitern. /
Comprends bien qu’il n’est pas question ici de joie.
Je me voue au vertige, au délice épuisant,
À la haine amoureuse, au regret bienfaisant.
Du tourment de savoir mon cœur n’est plus la proie;
Il est prêt à s’ouvrir au flot de la douleur.
Ce qu’à l’humanité le sort aveugle envoie,
Je veux dans mon sein même en éprouver l’ardeur;
Comme elle, en mon esprit toucher à chaque extrême,
Sentir son mal, son bien sur moi s’appesantir,
Confondre ainsi son être avec mon être même,
Comme elle, enfin m’anéantir. /
Do you not hear, I have no thought of joy!
The reeling whirl I seek, the most painful excess,
Enamored hate and quickening distress.
Cured from the craving to know all, my mind
Shall not henceforth be closed to any pain,
And what is portioned out to all mankind,
I shall enjoy in my own heart, contain
Within my spirit summit and abyss,
Pile on my breast their agony and bliss,
Let my own self grow into theirs, unfettered,
Till as they are, at last I, too, am shattered.
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Die Nacht…
(La nuit… / The Night… )
Graphite sur papier, 111 x 77 cm, 2017
Après avoir acquis un vaste territoire près d’un océan et de l’avoir développé en une colonie florissante, Faust réquisitionne un terrain voisin sur lequel il veut installer un observatoire pour contempler son œuvre. Il propose de relocaliser les propriétaires, un vieux couple qui représente le monde d’avant le développement. Mais Méphisto les anéantit dans un incendie. Quatre figures spectrales se présentent alors à Faust : Sorge (Soucis, Préoccupation, Inquiétude); Mangel (Besoin, Manque); Schuld (Faute, Culpabilité); Not (Misère). Seule Sorge peut approcher Faust. Cette dernière le rend aveugle, mais la lumière intérieure qu’il perçoit maintenant le pousse à terminer son projet de développement. Il se sent pleinement vivant et paradoxalement prêt à mourir.
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Die Nacht scheint tiefer tief hereinzudringen,
Allein im Innern leuchtet helles Licht;
Was ich gedacht, ich eil’ es zu vollbringen;
Des Herren Wort, es gibt allein Gewicht.
Vom Lager auf, ihr Knechte! Mann für Mann!
Laßt glücklich schauen, was ich kühn ersann.
Ergreift das Werkzeug, Schaufel rührt und Spaten!
Das Abgesteckte muß sogleich geraten. /
La nuit semble s’accroître et se fait plus profonde,
Mais au-dedans, mon cœur rayonne de clarté
Et ce que j’ai conçu doit être exécuté.
La parole du maître, elle seule, est féconde.
Allons, debout, valets, hors du lit, maintenant !
Montrez avec bonheur l’audace de mon plan.
Saisissez vos outils, maniez pioche et pelle,
Accomplissez bientôt tous les projets prescrits. /
Deep night now seems to fall more deeply still
Yet inside me there shines a brilliant light;
What I have thought, I hasten to fulfill:
The masters word alone has real might.
Up from your straw, my servants! Every man!
Let happy eyes behold my daring plan….
To make the grandest dream come true,
One mind for thousand hands will do.
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Ohne Titel 1
(Sans titre 1 / Untitled 1)
Graphite sur papier, 111 x 77 cm, 2017
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Vues de l’exposition
Photos : Paul Litherland
Article dans le Devoir, décembre 2017, ici.